Le Livre d'or de la poésie française (des origines à 1940) de Pierre Seghers
CHANSON La douce voix du rossignol sauvage Que nuit et jour j’entends jaser et bruire, Adoucit tant mon cœur et le soulage Que de mes chants je me veux réjouir Bien dois chanter puisqu’il vient à plaisir A celle à qui de mon cœur fis hommage. Je dois avoir grand joie en mon courage, Si me veut-elle près d’elle retenir. Onc envers ell’n’eus cœur faux ni volage, Il m’en devrait pour ce mieux advenir ; Je l’aime et sers, adore par usage, Et ne lui ose mes pensers découvrir, Car sa beauté me fait tant ébahir Que je ne sais devant ell’ nul langage, N’osent mes yeux regarder son visage Tant ils redout’ avoir à en partir. Tant ait en elle assuré mon courage Qu’ailleurs ne pense, Dieu m’en laisse jouir ; Jamais Tristan, cil qui but le breuvage, Si tendrement n’aima sans repentir. Car j’y mets tout, cœur et corps et désir, Sens et savoir, ne sais si fais folie, Encore je crains qu’à travers tout mon âge Ne puisse aller elle et s’amour servir. Je ne dis pas que je fasse folie, Mêm’ si pour elle il me fallait mourir ; Au monde il n’est si belle ni si sage, Et il n’est rien que j’aie tant à plaisir. J’aime mes yeux qui surent la choisir ; Dès que je la vis, lui laissai en otage Mon cœur, depuis il y a fait long stage, Jamais nul jour ne l’en peut départir. Chanson, va t’en pour porter mon message Là où je n’ose aller, ni repartir, Car tant redoute la male gent ombrage Qui sent avant qu’ils puissent advenir Les biens d’amour : Dieu les puisse maudire ! A maint amant on fait ire et dommage, Mais j’ai sur eux ce cruel avantage, Contre mon gré, je les dois obéir. (Le chatelain de Coucy XIIème siècle) |